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L’homme poubelle : désintégrité
par Agathe Raybaud
Le Clou dans la planche
Publié le 06 Février 2014
La vraie voie passe sur une corde tendue, non dans l'espace, mais à ras du sol. Elle semble plutôt destinée à faire trébucher qu'à être parcourue. F. Kafka
Théâtre décomposé ou L’Homme-poubelle de Matéi Visniec est un appel à la recomposition : plus d’une vingtaine de textes en liberté, des instantanés d’un monde ayant volé en éclats, qui demandent à être picorés, réordonnés et redistribués en diverses équations. Une exploration que mène depuis plusieurs années déjà La Compagnie du petit matin, qui en avait présenté une version loufoque à cinq personnages il y a quelques années. Le metteur en scène et comédien Bruno Abadie y revient aujourd’hui en solo, avec un tissage de huit textes, très différent du premier, et une tonalité nettement plus grinçante qui lui sied parfaitement.
Invasions
Un gouvernement qui promeut des centres de lavage de cerveau gratuits pour « couper le cordon qui nous rattache à la bête sauvage en nous » ; des lapins qui viennent engloutir les choux qu’il a plantés ; des collègues de travail qui lui mettent leurs vieux papiers dans les poches ; un miroir dans sa salle de bains qui produit « un bruit sourd, comme si un oiseau aveugle se heurtait contre un mur » ; une attaque de papillons carnivores qui fondent sur sa ville comme une « neige colorée » ; un cafard qui s’incruste devant sa télé et au-dessus de son lit ; des mots qu’on l’enjoint de prononcer, mais que personne n’entend… Voici le quotidien raconté par le personnage de Bruno Abadie à son ami Bartoloméo, entre injonctions alarmistes diffusées par haut-parleur et commerciales par écran bleu. On comprend alors qu’il ait envie d’aller se réfugier dans l’un de ces cercles qui fleurissent partout ; il suffit d’en dessiner un autour de soi pour s’abstraire de cette réalité-là : « dans le cercle, on n’entend rien, c’est le meilleur endroit pour méditer. Rien de ce qui se passe autour ne nous intéresse plus. […] C’est la paix ».Tous les récits choisis par le metteur en scène ont en commun une invasion, un franchissement de l’espace vital du personnage, mettant en péril son intégrité physique et du coup, psychologique. Visniec étant d’origine roumaine, on pense évidemment tout de suite aux totalitarismes que son pays a pris de plein fouet au siècle dernier, qui ont dégradé l’espace public en bafouant la liberté d’expression et nié l’espace privé en le noyautant d’agents à la solde du pouvoir. Pourtant, il est troublant de constater comme ces thématiques résonnent en nous, qui proclamons vivre en démocratie, mettant en lumière combien il serait réducteur de les circonscrire aux seuls régimes fascistes ou socialistes.
Toutes proportions gardées, il incite donc le spectateur à se pencher sur les monstres qui l’assaillent et grignotent un peu plus chaque jour sa liberté; à se demander s’il ne fait pas comme lui, l’Autre, sur scène, qui accepte jusqu’à l’humiliation, prenant le parti d’une « jouissance de l’inéluctable » et laissant le monde autour de lui redoubler de violence.
Corps à corps
Les tableaux façonnés par Matéi Visniec sont d’une poésie à la fois simple et profonde, évoquant les illustrations de l’artiste polonais Pawel Kuczynski, au trait faussement naïf et véritablement corrosif. Des compositions d’autant plus frappantes chez le dramaturge, qu’elles passent souvent par des sensations physiques : ainsi, le faisceau des perceptions éparses tourmentant le personnage, viennent se recomposer dans le corps du spectateur. Ce dernier éprouve alors le poids et l’odeur des déchets versés sur les pieds de l’homme-poubelle, dans son col de chemise, dans sa bouche ; le grouillement des papillons sur ses cils et ses papilles gustatives ; il entend résonner les bruits du miroir bavard et sent le mot « ficelle » s’enrouler autour de sa langue…Comme chez Kafka, mais aussi Buzzatti ou Borges, il ne s’agit pas d’imposer une seule interprétation, de donner des réponses, mais de laisser le grotesque et le fantastique déstabiliser suffisamment le spectateur afin de souligner son propre malaise et de l’amener à se questionner.
En cela, la sobriété de mise en scène pour laquelle a opté Bruno Abadie semble très juste : elle met tout à fait en valeur le texte et la polysémie de ses images, en ne cherchant pas à représenter, mais en faisant tout passer par le corps du personnage, dans une atmosphère sombre, baignée de lumières incertaines et de la musique trip-hop de Tara King Th, dont le morceau Psychic Science, offre un très beau final.Au final, un texte qui vaut d’être entendu dans cette composition-là, qui lui donne une puissante cohérence et réveille les corps anesthésiés, tels ceux des badins de ce poème de Visniec, contemplant un bateau n’en finissant pas de couler :
Mais le navire coulait si lentement
Qu’au bout de toute une vie d’homme
Nous sortions encore un par un et nous regardions
Le ciel et nous mesurions l’eau et nous grincions des dents
Et nous disions ça ce n’est pas un navire
C’est une…
C’est une… -
L’homme poubelle éblouit
par B. G-C
Canal Sud Toulouse
Publié le 9 Février 2014
C’est à partir d’une œuvre large et généreuse du dramaturge Matéi Visniec, que « L’Homme Poubelle » est né, né pour être vu à travers le prisme d’un « théâtre recomposé ».
Alors que la pièce commence dans une atmosphère sombre, presque lugubre, rythmée par une étrange et angoissante musique, un homme vient à nous. Une heure durant, nous suivons le quotidien de cet homme que tout accable. Ce dernier vit dans une société d’hyper-surveillance et nous emmène ainsi non loin du 1984 de G. Orwell et de son Big Brother, et étonnamment non loin de chez nous…
C’est d’ailleurs ici que réside le génie de cette pièce: le spectateur rit et frémit en même temps, conscient que ce qu’il observe comme produit de l’imagination d’un homme, le guette, là, juste au dehors des portes du théâtre.
L’Homme Poubelle nous éblouit de son inquiétante noirceur et la réflexion qu’il suscite trouve une confortable assise dans son indéniable dimension comique.
Un spectacle à ne pas manquer. -
L’homme poubelle : seul au monde
par Daphnée Breytenbach
Rue du théâtre
Publié le 20 Juillet 2014
Sur la scène du Bourg-Neuf, théâtre avignonnais en lutte pour sa survie, Bruno Abadie propose une magnifique version de « L’homme poubelle » du roumain Matéi Visniec.
Matéi Visniec est un écrivain de l’absurde. Ses textes noirs, à la limite du surréalisme, évoquent tantôt Kafka, tantôt Aldous Huxley. L’homme enfermé dans un cercle, le laveur de cerveaux, le coureur qui ne peut plus s’arrêter, l’individu devenu malgré lui une poubelle pour les autres…
Cette galerie de personnages victimes d’un monde cruel et sournois symbolise l’absence de lien, la fatalité des relations humaines, la complexité du rapport à son prochain. L’écrivain roumain a conçu son récit autour de plusieurs dialogues que le metteur en scène peut réorganiser comme il le souhaite.
Bruno Abadie a fait le choix d’être seul en scène. Face aux spectateurs, baigné dans un subtil jeu de clair-obscur, son homme-poubelle raconte, murmure, crie sa douleur de ne pas comprendre la société, de ne plus savoir qui il est. Confronté à cet univers d’une violence inouïe, il préférera baisser les bras, se recroqueviller sur sa solitude, quitte à y être enfermé pour l’éternité.
Une voix off scande les instructions arbitraires d’un gouvernement imaginaire et rappelle que Visniec a connu la dictature de Ceaucescu – son œuvre est une allégorie des effets irréversibles de ces régimes totalitaires sur les consciences humaines.
On ressort de ce spectacle sonné et totalement convaincu de l’engagement et du talent de Bruno Abadie. Sa performance d’acteur est d’une justesse sans faille, jusqu’à l’image finale, qui marquera pour longtemps nos mémoires. -
L’homme poubelle : ***
par Zoé Guillemaud
La Provence.com
Publié le 20 Juillet 2014
Un homme en costume sombre, dans une boîte noire aux reflets gris, lumières de réverbères urbains, murs en pierres de ruelles vides. L’homme poubelle se cache du monde. A partir d’un recueil de plus de vingt textes de Visniec, Bruno Abadie se met en scène, furieux. Furieux. Furieux se met en furie du monde. Petit frère de Big brother, le lavage de cerveau lui fait tourner la tête. Dans la petite boîte noire que fait la scène, l’acteur embringue tout son public dans sa course contre le cercle. Le cercle de l’individualisme. Une pièce ou l’acteur, seul sur scène, envoie autant de tambours qu’une armée entière. Un corps déjà sous contrôle de son esprit, une gestuelle calculée, un regard vacillant entre le bien et le mal. Va-t-on se laisser nous-même vivre dans ce camp d’assistés du système ?
Vibration du tympan, grésillement du cervelet, de la moelle épinière. Un bon remède contre le sommeil cérébral. -
L’homme poubelle : La Provence 2016
par Jocelyne Battistini
La Provence
Publié le 23 Juillet 2016
Coup de cœur de La Rédaction
Notre avis : à voir absolument !
Le jour où vous irez voir L’homme poubelle, ne prévoyez aucun autre spectacle à sa suite, car l’œuvre est tellement forte, que vous serez dans l’incapacité d’apprécier autre chose…
L’homme est seul en scène, en costume noir, dans l’obscurité, même ses lèvres sont noires. Il s’adresse à un ami et lui raconte son quotidien, sa solitude, ses peurs, ses doutes, la société qui l’entoure, l’écrase, le submerge. Il lance ce texte comme un cri, comme une bouteille à la mer et l’on se demande si le message aboutira, s’il parviendra jusqu’à Bartolomeo, cet ami qu’on ne verra pas, qui ne lui répondra pas.
Le texte est noir mais il est juste, fort ; les bruitages d’abord discrets, s’intensifient ; la musique cogne. La fuite est-elle possible ? Quelle force, quel talent et quel auteur que ce Visniec !
Un grand moment de théâtre. Un théâtre qui cogne, qui secoue, qui dérange, dont on ressort complètement K.O. mais tellement ébloui ! A l’issue du spectacle, l’acteur vous attend, presque timide, épuisé par une telle performance. On a envie de lui parler, mais on ne trouve pas les mots : on va rester longtemps, longtemps, sous le coup de l’émotion…
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Le Silence : La Nouvelle République.fr
La Nouvelle République
Publié le 1er Février 2019
“ Le Silence du miroir ” : du grand théâtre contemporain
Bruno Abadie a subjugué les spectateurs dans un rôle exigeant.
Vendredi soir, on a dû refuser du monde au troglo de la Touline pour la représentation de la pièce « Le Silence du miroir ». Ce spectacle est le résultat d’une adaptation d’écrits choisis, de l’auteur franco-roumain Matéi Viesnec, par le comédien Abadie, également metteur en scène et interprète de sa création.
Dans l’obscurité, apparaît un homme, seul en scène, costume et lèvres noires. Le protagoniste décrit à un ami (peut-être imaginaire), Bartolomeo, le monde glacial et effrayant dans lequel il patauge : invasion de lapins venus de nulle part, bruits étranges du miroir de la salle de bains, cafard au plafond de la chambre. Il est effrayé par ses collègues et les passants, qui le prennent pour une poubelle. Pour se protéger, il s’enferme dans un cercle tracé à la craie sur le sol. Il voudrait fuir cet univers terrifiant mais n’y parvient pas…
L’avis d’un spectateur très avisé résume la soirée : « Bruno Abadie est exceptionnel dans ce rôle, d’une grande justesse. L’univers de Visniec qu’il met en scène est aussi parfaitement rendu par l’excellente bande-son et les lumières. On ressort sonné, KO, ébloui ».Tout est dit.